Charles BAUDELAIRE, « L'Ennemi » (Commentaire composé)
Introduction
· Charles
Baudelaire (1821-1867) est considéré, avec Les Fleurs du Mal, comme le
précurseur de la poésie moderne.
·
Le
temps est l'une des plus obsédantes composantes du spleen Baudelairien (“L'horloge”, “Le
goût du néant”).
· Omniprésent,
étouffant, il se révèle douloureusement à chaque étape de la vie en y imposant
un bilan désespérant.
· La
personnification, l'utilisation de la majuscule et de l'article défini font de
lui, par excellence, le monstre que l'homme doit craindre. Le temps entretient
avec l'homme et en particulier avec le poète (qui se met en cause
personnellement dans le texte) des liens de domination quasi vampirique et le
maintient dans un état d'aliénation qui brise toute espérance et toute forme
d'inspiration.
·
Le
texte souligne qu'il est donc doublement redoutable sur le plan humain et sur
le plan poétique.
Lecture
L'Ennemi
Ma
jeunesse ne fut qu'un ténébreux orage,
Traversé
çà et là par de brillants soleils ;
Le
tonnerre et la pluie ont fait un tel ravage,
Qu'il
reste en mon jardin bien peu de fruits vermeils.
5 Voilà que j'ai touché
l'automne des idées,
Et
qu'il faut employer la pelle et les râteaux
Pour
rassembler à neuf les terres inondées,
Où
l'eau creuse des trous grands comme des tombeaux.
Et
qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve
10 Trouveront dans ce sol lavé
comme une grève
Le
mystique aliment qui ferait leur vigueur ?
—
Ô douleur ! ô douleur ! Le temps mange la vie,
Et
l'obscur Ennemi qui nous ronge le cœur
Du
sang que nous perdons croît et se fortifie !
Baudelaire.
Etude
I/ LA VIE DERRIERE SOI
1/ Un bilan
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L'écrivain
analyse son existence à travers les trois dimensions du temps (le passé, le
présent, l'avenir), qui occupent les trois premières strophes du sonnet.
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Il évoque
d'abord le passé dans le premier quatrain : « Ma
jeunesse... » ; les verbes sont à un temps du passé : passé
simple (« ne fut ») ou passé composé (« ont fait »), qui
marque l'aspect achevé de l'action.
·
Le
présent domine
le dernier vers du quatrain et la quasi-totalité du second.
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A la
jeunesse s'oppose « l'automne des idées ». Le moment de l'écriture
coïncidence donc avec la maturité, déjà déclinante, de l'auteur.
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Enfin, l'avenir
est envisagé dans le premier tercet, sur le mode interrogatif (« Qui
sait ») ; les verbes marquent cet appel vers le futur : emploi
du futur (« trouveront ») et du conditionnel (« ferait »).
2/ Un tournant
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Le bilan dressé par Baudelaire fait du moment présent (celui de l'écriture), un instant
décisif qui engage le sens même de toute l'existence.
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En effet, le
passé est décevant, puisqu'il ne reste que « bien peu de fruits
vermeils ».
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Le présent
est placé sous le signe de l'énergie : « Il faut employer... »
ou « rassembler ». Le poète s'encourage à l'effort nécessaire pour
pallier les carences du passé.
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Mais ce
passé est lourdement hypothéqué : le quatrain s'achève sur une note
pessimiste ( la comparaison : « des trous grands comme des
tombeaux ») ; l'irréparable est peut-être accompli.
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On peut
noter la symétrie de construction des deux quatrains qui s'achèvent sur une
note négative.
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Cela
n'empêche pas Baudelaire d'espérer encore, même s'il le fait de façon
dubitative ; le premier tercet paraît donc suggérer l'idée d'un renouveau,
d'une confiance relative en l'avenir, malgré le poids du passé.
3/ Une vaine espérance ?
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Pourtant, le
deuxième tercet vient apporter un démenti à l'espérance.
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Ici, le
poète ne parle plus de lui seul : on peut noter le passage du je au
nous.
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Le ton
devient celui de la maxime, de l'affirmation générale : les verbes sont au
présent à valeur intemporelle, de vérité générale.
·
Ces trois
verbes paraissent détruire irrémédiablement les espoirs du tercet précédent.
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Détaché des
trois autres strophes centrées sur le poète, le second tercet semble apporter
une morale implacable, qui rend illusoires les espérances précédentes.
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Rien ne peut
réparer le temps perdu, parce qu'il entraîne des destructions définitives comme
le montre l'allégorie : « le temps mange la vie ».
II/ Une image de la fécondité
1/ Une image filée
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Pour
expliciter son état d'esprit, l'auteur use d'une comparaison, qu'il développe
tout au long du texte, entre la vie humaine et le cycle de la nature.
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Il
s'assimile lui-même à une terre ; les différents moments du temps sont
comparés à des éléments naturels (beau temps/intempéries).
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Cette image
très riche comporte des potentialités symboliques : elle met en relation
la destinée personnelle d'un écrivain avec les forces naturelles, lui donnant
ainsi une valeur générale.
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Le bilan de
son existence est ainsi décrit en termes cosmiques, selon une opposition entre
les thèmes de la fécondité et de la destruction, qui donne une valeur
exemplaire à cet itinéraire.
2/ Le symbole de la fécondité
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La vie de
l'auteur est mise en relation avec le cycle de la végétation : Baudelaire
espère, dans le troisième tercet, que dans son « sol lavé », donc
prêt à être ensemencé, pousseront des « fleurs nouvelles ».
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Parlant de
son passé, il évoque des « fruits vermeils », puis des instruments de
jardinage nécessaires à la remise en état de son « jardin ». La
cohérence de la comparaison se révèle sans faille.
·
De même, les
épreuves qu'il doit traverser sont assimilées à des fléaux naturels :
orage, pluie, tonnerre et leurs conséquences, inondations, ravages. Le poète
souligne ainsi l'aspect tourmenté de l'itinéraire de sa vie.
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Plus
rarement sont suggérés les aspects positifs : « de brillants
soleils ».
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Cette large
comparaison entre la vie de l'auteur et celle de la nature comporte une
connotation religieuse : la vigueur qu'espère le poète sera le produit
d'un « mystique aliment ». L'aspiration de Baudelaire est d'ordre
métaphysique et non matériel.
3/ Le retournement final
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Le dernier
tercet inverse le système comparatif décrit précédemment.
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A l'image de
la vie féconde, se substitue celle de la consommation destructrice.
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Alors que le
poète attend de l'avenir une nouvelle récolte, le tercet final décrit les
effets destructeurs du temps en terme de consommation (« mange », et
l'ensemble du dernier vers).
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L'Ennemi, le
temps, mais aussi ses effets (l'ennui, le « spleen ») dénaturent la
terre (le poète) : il n'y aura, en fait de fleurs nouvelles, que des
« fleurs du mal ».
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L'image de
la terre féconde s'inverse en celle de la terre vidée de sa sustance, au
profit d'une végétation nuisible. Au lieu de produire, le poète est parasité,
vidé de sa substance sans profit, par le temps.
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On peut
souligner le caractère assez crû du vocabulaire et de l'image du poète
véritablement « vampirisé » par l'Ennemi, dans le dernier vers.
Conclusion
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Baudelaire
intériorise le thème classique de la fuite du temps en lui donnant une
tonalité d'angoisse très personnelle.
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Le
« spleen » baudelairien est plus qu'un simple ennui sans cause ;
il est une interrogation angoissée sur la faiblesse de l'homme qui croit
pouvoir exploiter le temps de vie qui lui est imparti, alors que c'est le temps
qui le dévore et le détruit.
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Cette image
du temps destructeur trouve son écho dans la mythologie avec le dieu Cronos
dévorant ses enfants.
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Ce poème
aborde donc le drame éternel et universel de l'humanité, celui des effets
négatifs du temps qui passe.