CHEVALIER DE JAUCOURT : ENCYCLOPEDIE : ARTICLE "TRAITE DES NEGRES" (COMMENTAIRE COMPOSE)
Introduction :
L'article « Traite des nègres » définit l'esclavage et
la manière dont il fonctionne. L'auteur de l'article, le Chevalier de
Jaucourt, rattache le problème à celui, plus politique, des relations
entre rois et sujets.
Texte étudié :
Traite des nègres (Commerce d'Afrique). C'est l'achat
des nègres que font les Européens sur les côtes d'Afrique, pour employer
ces malheureux dans leurs colonies en qualité d'esclaves. Cet achat de
nègres, pour les réduire en esclavage, est un négoce qui viole la
religion, la morale, les lois naturelles, et tous les droits de la
nature humaine.
Les nègres, dit un Anglais moderne plein de lumières et d'humanité, ne sont point devenus esclaves par le droit de la guerre ; ils ne se dévouent pas non plus volontairement eux-mêmes à la servitude, et par conséquent leurs enfants ne naissent point esclaves. Personne n'ignore qu'on les achète de leurs princes, qui prétendent avoir droit de disposer de leur liberté, et que les négociants les font transporter de la même manière que leurs autres marchandises, soit dans leurs colonies, soit en Amérique où ils les exposent en vente.
Si un commerce de ce genre peut être justifié par un principe de morale, il n'y a point de crime, quelque atroce qu'il soit, qu'on ne puisse légitimer. Les rois, les princes, les magistrats ne sont point les propriétaires de leurs sujets, ils ne sont donc pas en droit de disposer de leur liberté, et de les vendre pour esclaves.
D'un autre côté, aucun homme n'a droit de les acheter ou de s'en rendre le maître ; les hommes et leur liberté ne sont point un objet de commerce ; ils ne peuvent être ni vendus, ni achetés, ni payés à aucun prix. Il faut conclure de là qu'un homme dont l'esclave prend la fuite, ne doit s'en prendre qu'à lui-même, puisqu'il avait acquis à prix d'argent une marchandise illicite, et dont l'acquisition lui était interdite par toutes les lois de l'humanité et de l'équité.
Il n'y a donc pas un seul de ces infortunés que l'on prétend n'être que des esclaves, qui n'ait droit d'être déclaré libre, puisqu'il n'a jamais perdu la liberté ; qu'il ne pouvait pas la perdre ; et que son prince, son père, et qui que ce soit dans le monde n'avait le pouvoir d'en disposer ; par conséquent la vente qui en a été faite est nulle en elle-même : ce nègre ne se dépouille, et ne peut pas même se dépouiller jamais de son droit naturel ; il le porte partout avec lui, et il peut exiger partout qu'on l'en laisse jouir. C'est donc une inhumanité manifeste de la part des juges de pays libres où il est transporté, de ne pas l'affranchir à l'instant en le déclarant libre, puisque c'est leur semblable, ayant une âme comme eux.
Chevalier de Jacourt, Encyclopédie
Les nègres, dit un Anglais moderne plein de lumières et d'humanité, ne sont point devenus esclaves par le droit de la guerre ; ils ne se dévouent pas non plus volontairement eux-mêmes à la servitude, et par conséquent leurs enfants ne naissent point esclaves. Personne n'ignore qu'on les achète de leurs princes, qui prétendent avoir droit de disposer de leur liberté, et que les négociants les font transporter de la même manière que leurs autres marchandises, soit dans leurs colonies, soit en Amérique où ils les exposent en vente.
Si un commerce de ce genre peut être justifié par un principe de morale, il n'y a point de crime, quelque atroce qu'il soit, qu'on ne puisse légitimer. Les rois, les princes, les magistrats ne sont point les propriétaires de leurs sujets, ils ne sont donc pas en droit de disposer de leur liberté, et de les vendre pour esclaves.
D'un autre côté, aucun homme n'a droit de les acheter ou de s'en rendre le maître ; les hommes et leur liberté ne sont point un objet de commerce ; ils ne peuvent être ni vendus, ni achetés, ni payés à aucun prix. Il faut conclure de là qu'un homme dont l'esclave prend la fuite, ne doit s'en prendre qu'à lui-même, puisqu'il avait acquis à prix d'argent une marchandise illicite, et dont l'acquisition lui était interdite par toutes les lois de l'humanité et de l'équité.
Il n'y a donc pas un seul de ces infortunés que l'on prétend n'être que des esclaves, qui n'ait droit d'être déclaré libre, puisqu'il n'a jamais perdu la liberté ; qu'il ne pouvait pas la perdre ; et que son prince, son père, et qui que ce soit dans le monde n'avait le pouvoir d'en disposer ; par conséquent la vente qui en a été faite est nulle en elle-même : ce nègre ne se dépouille, et ne peut pas même se dépouiller jamais de son droit naturel ; il le porte partout avec lui, et il peut exiger partout qu'on l'en laisse jouir. C'est donc une inhumanité manifeste de la part des juges de pays libres où il est transporté, de ne pas l'affranchir à l'instant en le déclarant libre, puisque c'est leur semblable, ayant une âme comme eux.
Chevalier de Jacourt, Encyclopédie
Analyse :
I) Un article virulent qui ne cache pas son parti pris et s'inscrit dans le combat des Lumières
L'article commence par une définition, que l'auteur
développe ensuite en y ajoutant ses propres commentaires et jugements
de valeurs. Il énonce tout d'abord les protagonistes, les lieux, les
causes et les conséquences. L'auteur se positionne dès le début, « ces
malheureux ». Il fait preuve de compassion puis expose le violent
sentiment d'injustice qu'il ressent par une énumération en crescendo
des domaines violés par les esclavagistes : la religion, la morale, les
lois naturelles, les droits de la nature humaine. Son avis sur la
question est sans appel : c'est un « crime atroce », dont les victimes
sont « des objets de commerce », « une marchandise illicite »,
« interdite par toutes les lois ». L'article est une véritable
critique, portée par des arguments rationnels qui font appel au droit et
à la légalité. Sans être exempt de sentiments, l'auteur privilégie
toutefois la démonstration méthodique et efficace de l'illégitimité de
l'esclavage, qui est une atteinte aux principes religieux et moraux. Le
texte est construit sur une véritable logique, découpé en paragraphes,
et plusieurs connecteurs logiques assurent l'efficacité de
l'argumentation : « par conséquent », « d'un autre côté », « il faut
conclure de là », « donc »…
II) Le commerce immoral des êtres humains
L'esclavage est présenté de manière récurrente comme
un commerce qui réduit les êtres humains à de vulgaires marchandises.
Le champ lexical du commerce est omniprésent : « achat des nègres »,
« négoce », « achète », « transporter », « marchandise », « vente »,
« acquis à prix d'argent », « acquisition ». Ces termes, associés à des
hommes, portent déjà en soi une valeur négative, mais sont encore plus
dépréciatifs lorsque l'auteur leur adjoint des expressions comme
« crime atroce », ou « une inhumanité manifeste ». L'auteur s'attaque
aux vendeurs et aux acheteurs d'esclaves, qui abusent de la faiblesse
des plus pauvres et agissent hors la loi, celle universelle de
l'humanité, du respect de l'être humain. Le champ lexical du droit et
de la justice est très présent, et donne un argument d'autorité à
l'auteur qui mène à terme de véritables démonstrations juridiques de
l'inanité de l'esclavage. Il s'attaque aux abus de pouvoir des
puissants qui défient le droit.
III) La privatisation des libertés des plus faibles par les plus forts
La condamnation de l'esclavage repose aussi sur le
fait que cette pratique constitue une privation inacceptable de
liberté. « Réduire en esclavage », « devenu esclave », « disposer de
leur liberté et vendre pour esclave », « s'en rendre le maître ».
L'auteur conclut dans le dernier paragraphe que toute vente d'esclave
est nulle = invalide car hors la loi, et qu'aucun homme ne peut perdre
sa liberté car il n'appartient à personne de la lui enlever. La fin du
texte s'assimile à un décret juridique : tout esclave transporté dans
un Etat de droit doit être aussitôt libéré par la justice au nom du
respect inaliénable dû à chaque être humain.
IV) Les positions du narrateur
Il assume sa subjectivité et quitte très vite le
stade de la pure définition pour se saisir de la liberté d'expression
que lui offre L'Encyclopédie. Il favorise certes les arguments
juridiques et rationnels mais ponctue son article de sentiments très
personnels. Il n'est pas indifférent à la condition des esclaves, et
éprouve au contraire de la compassion et de l'empathie. Il s'indigne,
et sa farouche volonté de dénoncer ce commerce est clairement visible.
Il utilise des formules catégoriques pour exprimer son opinion, qu'il
ne nuance pas. Choix du verbe « prétendre » à commenter.
Conclusion :
L'auteur s'est efforcé de consolider son
argumentation en faisant appel à des notions de droit, sans exclure ses
propres jugements de valeur. Le choix d'une expression dépouillée mais
polémique crée le pathétique.
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